Nous sommes le 23 août 1878. Depuis l’époque de Fort Constantine, la première implantation de la Marine impériale à Nouméa, la capitale de la colonie alors dénommée Port de France, le paysage de la ville a bien changé. Tout autour de la Place de l’Infanterie de Marine, la baie est en grande partie remblayée grâce au travail de l’administration pénitentiaire. Autour des premières rues, les habitations ont essaimé. Depuis deux ans, la ville est enfin alimentée en eau grâce au captage effectué au barrage de la Yahoué, un cours d’eau situé à quelques kilomètres au nord-ouest. Stockée dans des réservoirs situés sur les hauteurs, près de la résidence du gouverneur, la précieuse eau est disponible aux bornes fontaines installées dans les rues. Clothile et Mathilde se promènent sur la place, un lieu bien agréable de flânerie désormais à la disposition des habitants. Et puis, un kiosque à musique est en construction, également grâce à l’administration pénitentiaire. Dans quelques mois, les Nouméens pourront se régaler de quelques concerts sur la place.
Non loin de là, les cochers de la station de fiacres tuent le temps en attendant les clients. Dur métier, tout de même, en période de chaleur. Heureusement, quelques ombrages permettent d’y trouver un peu de confort.
Au fil des ans, les remblais entrepris vont s’achever. Les matériaux, transportés depuis la butte Conneau, du nom d’un ancien capitaine du port, vont permettre de mettre hors d’eau tout une baie autrefois occupée par les eaux. La Place des Cocotiers, formée des Places Feillet, Courbet, de la Marne et Olry va devenir un lieu central de la Ville. Elle est d’abord le départ des principaux transports publics.
Les fiacres des années 1870 vont être complétés par des omnibus à chevaux, au début des années 1900, permettant aux habitants des nouveaux quartiers de venir faire des courses au centre-ville. Mais la véritable révolution sera celle des « baby cars » d’après-guerre.
Depuis les premiers cocotiers de la Place de l’Infanterie de Marine, des flamboyants y ont été plantés, ainsi que d’autre espèces plus endémiques dans ce qui fut « les Jardins Sauvan », rebaptisé « Square Olry », et désormais Place de la Paix. Les arbres aux fleurs rouges étincelantes marquent l’arrivée de la saison chaude calédonienne. Et le début des vacances scolaires. De nombreux Nouméens, d’ailleurs, appellent ce lieu « place des flamboyants ».
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, et grâce à l’initiative d’un ancien Gi’s américain demeuré sur le territoire, Nouméa s’est équipée d’un nouveau moyen de transport, un véhicule à l’avant plongeant, qui connaîtra une véritable épopée : celle des « baby cars ». Quant aux fiacres, ils ont été remplacés par les premiers taxis.
Garés sur la place des cocotiers alors traversée par la rue d’Austerlitz, les « cars » attendent le client, et lorsque leurs 17 places sont quasiment occupées, ils partent vers le quartier indiqué sur le haut du pare-brise. Attention, en cette époque, pas d’horaire. Il faut savoir être patient, aussi bien au départ, Place des Cocotiers, qu’en attente à un arrêt bus !
Les « baby cars » ont d’ailleurs marqué le vocabulaire des Calédoniens, déjà bien inspiré de mots anglo-saxons importés d’Australie, notamment en matière de nourriture et d’élevage. En Nouvelle-Calédonie, on ne disait pas le « bus » mais le « beusse » ! Et pour désigner le transport en commun, on ne disait surtout pas « l’autobus », mais le « car ».
Les Calédoniens « prenaient le car » près de « chez Barrau », le grand magasin du centre-ville alors situé au sud de la Place de la Paix. Et pour se rendre « en Brousse », ils prenaient « le car de la SCEA », la compagnie de transport privé qui desservait tout l’intérieur de la Grande Terre.
Aujourd’hui, l’épopée des « baby cars », des omnibus et des fiacres a fait place au service organisé par la Ville, le Gie de transport en commun Karuia, dont le premier président fut d’ailleurs un ancien chauffeur-propriétaire d’un « baby-car », Jacques Urene, enfant de Maré.
Et puis de nombreux Nouméens « parlent pointu » : ils ne disent plus le « beusse », mais le bus. Quant au « car », il est encore employé mais s’estompe avec le souvenir des « baby car ». (à suivre)